Post by Raymond S. WiseQuand on enseigne le latin en France, est-ce que l'on emploie jamais
la prononciation traditionnelle française de cette langue, dans
laquelle, par exemple, "vici" (de "Veni, vidi, vici") serait
prononcé avec un [s] ?
Il y a au moins deux prononciations françaises très différentes du
latin qu'on pourrait qualifier de "traditionnelles" : celles en
vigueur avant et après 1902. (Sans compter les variantes selon le
temps et le lieu : la prononciation d'un curé en Provence au 18e
siècle n'est pas tout à fait celle d'un professeur de la Sorbonne au
13e, a fortiori celle de son cuistre, c'est-à-dire cuisinier, lequel
parlait, bien sûr, le latin de cuisine.)
Jusque 1902, que ce soit à l'église ou dans l'enseignement, la
prononciation universelle en France était "à la française", avec
notamment les "u" prononcés [y].
On disait, par exemple, "DominUSSE vobisCON" (avec un "on" nasalisé,
comme le pronom indéfini) au 17e, "vobisCONME" (toujours avec le
"on" nasalisé, mais avec le "m" final sonore - ça semble curieux,
mais on m'assure que c'est bien attesté) au 18e, et "vobisCOMME" au
19e. En gros... je passe sur mille détails.
De plus, il y a la question de l'accent tonique, le français étant à
ma connaissance la seule langue latine à ne pas en avoir. Cela se
voit notamment dans de nombreuses compositions musicales - c'est "De
profonDISSE morpioniBUSSE", personne n'aurait l'idée de chanter "De
proFONdisse", ça ne colle pas avec la musique ! Cela dit, ça varie
selon les compositeurs ; Charpentier, par exemple, accentue presque
systématiquement "à l'italienne", mais Fauré a encore des retours
d'accentuation "à la française" qui posent des problèmes aux
interprètes non francophones. (Et, bien entendu, en 1888, c'est "Pié
Jézu", à la française, pas "Pié Iézousse" à l'italienne.)
D'où des textes innombrables de voyageurs étrangers s'étonnant de ne
reconnaître qu'à grand-peine les paroles liturgiques, et déplorant -
déjà ! - l'arrogance des Français à ne pas faire comme tout le
monde... De fait, chaque nation avait, et a encore, sa manière bien
à elle de parler le latin, notamment à l'église : les Italiens
disent "RéDJIna TCHÉli", les Anglais "RéDJAÏna TCHÈli", et les
Allemands "RéGUIna TSEUli".
Au début du vingtième siècle, le Vatican a décidé de mettre un peu
d'ordre là-dedans, d'autant que l'insistance des Français à prononcer
à leur façon n'était pas toujours innocente : à la tendance banale à
conserver le système phonologique indigène s'ajoutait parfois une
volonté politique d'indépendance vis-à-vis de Rome. Le pape aurait
donc fulminé une bulle en 1902 imposant la prononciation italienne -
du moins, c'est ce qu'on m'a dit, je n'ai pas retrouvé de traces
faisant vraiment autorité du texte en question. Quoi qu'il en soit, à
partir de cette date ou à peu près, malgré quelques résistances de
clercs conservateurs ou gallicans, la prononciation à l'italienne
s'impose rapidement, au point que les mêmes conservateurs s'offusquent
à présent de la prononciation "française" des musiciens "baroqueux"...
Ça fait donc deux prononciations traditionnelles françaises du latin,
l'une étant certes plus traditionnelle que l'autre, mais ce n'est pas
forcément celle à laquelle on pense en premier.
S'y ajoutent plusieurs prononciations dites "restituées", supposées
plus proches du latin classique, celui de Cicéron ("QuiQUÉÉÉro") ou de
César (à peu près "Kaiser"). Le débats portent par exemple sur le "r"
roulé ou grasseyé (en fait, les Romains roulaient les "r", il n'y a
guère de doute là-dessus, le grasseyement étant, parmi les langues
romanes, un phénomène unique au français, et encore, à partir du 17e
siècle en commençant par le Nord, avec des îlots de résistance jusqu'à
nos jours), ou sur la nature exacte de l'accent tonique, allongement,
intensité ou le deux.
En principe, ce sont ces prononciations qui sont désormais enseignées
à l'école et à l'université, avec plus ou moins de zèle selon
l'importance qu'on attache à ces questions, s'agissant d'une langue
morte. Mais la prononciation d'église a toujours été et reste très
différente : personne n'a jamais nulle part chanté "RéGUIna KoÉli" !
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Johannes