Discussion:
NE explétif (QR à langue-fr.net)
(trop ancien pour répondre)
Luc Bentz
2003-11-09 11:18:52 UTC
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[Envoi dans les forums « langue française, latin, linguistique ».
Suivi des réponses dans f.l.l.f.]

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Ci-après, une question reçue dans la boîte à lettres du site
langue-fr.net et la réponse que je lui ai apportée.

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QUESTION : Ma question concerne l'usage de la préposition "SANS" et de
la négation. Dans une phrase comme "Sans qu'il y ait eu la volonté de
nuire", faut-il y introduire la négation? "Sans" ici est un privatif.
Pourriez vous me donner la règle grammaticale et l'origine latine.

RÉPONSE

« Sans qu'il n'ait pas voulu » est une double négation qui correspond
à une affirmation (comme disent les matheux : moins par moins égale
plus). « Sans qu'il n'ait pas eu la volonté de nuire » signifie bel et
bien, mais de manière particulièrement lourde et aidant peu à la
compréhension du lecteur, qu'il y a bel et bien eu volonté de nuire.

Votre question porte plutôt, sans doute, sur l'usage du seul adverbe
« ne ». Il s'agit de ce qu'on appelle le « ne » explétif qui introduit
une nuance de doute ou d'interrogation. Le Petit Robert le définit
ainsi : « qui est usité sans nécessité pour le sens ou la syntaxe ».
L'emploi du « ne »explétif, c'est la nuance entre : « Je crains qu'il
arrive en retard » (je suis affirmatif... sur le retard) et « Je
crains qu'il N'arrive en retard » (je pense qu'il arrivera en retard,
mais pas de manière absolue). Le « ne » explétif est toujours
facultatif. Il introduit un retrait, une légère autodistanciation par
rapport à ce que l'on dit (ça le relativise d'entrée).

Ainsi s'achève mon propos spontané. J'ouvre alors le « Bon Usage » de
Grevisse (13e éd., § 983, p. 1467 et suivantes) et j'y lis :

« Lorsque le locuteur sent dans le contexte une idée de négation, il
introduit parfois dans les propositions conjonctives un *« ne »* que
l'on appelle *explétif*, à la fois parce qu'il peut toujours être omis
et parce qu'il ne correspond pas à une négation objective. Ce « ne »
est donc facultatif, même si les grammairiens ont essayé de rendre son
emploi plus rigide. ».

Grevisse évoque « sans que » lorsque la locution « dépend d'un verbe
négatif ». Et il donne ces exemples (parmi d'autres) :

-- « Je n'ai jamais causé avec un Italien sans que la conversation NE
tournât de suite à la politique. » (Taine) ;
-- « Il ne se passe pas de semaine sans qu'un universitaire à la page
NE parte en guerre contre la littérature antérieure à notre temps. »
(Gaxotte).

Mais il précise (p. 1469) :

« L'Acad[émie française], dans une « mise en garde » du 17 février
1966, déclare que « /sans que/ doit se construire sans négation, même
s'il est suivi d'un mot comme /aucun, personne/ ou /rien/, qui ont
dans ces phrases un sens positif ». -- D'une façon générale, /ne/
explétif après /sans que/ est souvent blâmé parce que /sans/ est
négatif à lui tout seul. Mais l'usage littéraire, même celui des
académiciens, n'est guère sensible à ces proscriptions. »

Il relevait antérieurement des exemples de propositions subordonnées
négatives introduites par « sans que », dont celle-ci, relevée chez
Proust : « Le lieutenant répondit militairement au salut sans qu'un
muscle de sa figure NE bougeât ».

Dans votre formulation, on pourrait admettre « sans qu'il n'ait eu la
volonté de nuire,.... ». Mais le « il » de « il y ait eu » est
impersonnel. « Sans qu'il n'y ait eu la volonté de nuire » est
possible, mais « sans qu'il y ait eu la volonté de nuire » est sans
doute meilleur : le « ne » explétif a une dimension psychologique, et
la psychologie du « il » impersonnel est toute relative.

Si vous avez un doute sur l'emploi du « ne », vous pouvez vous en
passer dans tous les cas : la phrase restera correcte.

Terminons-en par l'origine : je n'ai pas le souvenir d'un équivalent
du /ne/ explétif en latin (mais mon ultime cours de latin, en 3e, date
detrente-quatre ans !). Il est vrai que « ne » comme « non » en latin
portaient à eux seuls toute la négation. Le « non » latin correspond
tout entier à notre /ne pas/ et le « ne » latin à « que... ne pas »
(lorsque « que » introduit une subordonnée conjonctive, pas une
relative). C'est en français qu'il y a eu un affadissement du « ne »
avec, au départ, « je ne vois »... un pas, quelque chose (notre
« rien  » qui vient de « res », la chose en latin),... etc. C'est le
deuxième élément qui a pris paradoxalement la charge négative, ce dont
a si bien su jouer Devos (rien, c'est déjà quelque chose ; il y a
« moins que rien » ; trois fois rien... et même « rien de neuf »).
Penser à la valeur que prend « plus » dans « ne... plus » ! Et ce /ne/
a quasiment disparu de l'oral (j'ai plus faim ! j'en veux plus ! --
entendu pluuu et non plussss qui signifie alors qu'on en veut
davantage).

En tout cas, je n'ai pas trouvé chez Grevisse de traces latines du
« ne » explétif, quand bien même il note son caractère ancien : il
relève cependant sa présence dans les dialectes (Wallon, par exemple)
et dans d'autres langues. Même absence de « source latine » chez
Ferdinand Brunot dont « La Pensée et la Langue » (Masson, 1922) reste
une référence. Évoquant ce « ne » qu'il appelle « modal », il signale
que :

« Depuis les origines de la langue, /ne/ accompagne le verbe dans
diverses propositions, par exemple après le verbe /craindre/. C'est
une syntaxe héréditaire. On trouve dès le /Roland/ [la Chanson de
Roland] des exemples où elle est abandonnée ; pourtant elle s'est
conservée jusqu'à nos jours. [...] Ce /ne/ n'a plus de valeur
négative. Quand réellement, on veut exprimer là une négation, on se
sert de /ne pas/ : « Je crains qu'il *ne* réussisse pas. /Ne/ n'est
qu'une sorte de particule modale adjointe au verbe, et dont les sens
est si vague qu'elle peut manquer sans dommage dans bien des cas. »

Le « ne » explétif est le reliquat presque imperceptible de
l'atténuation du « ne » latin. La négation « en soi » y devient la
simple expression d'une restriction mentale d'une portée bien moindre
que celle qu'on reprochait jadis aux Jésuites...


Luc Bentz
http://www.langue-fr.net/
--
« L'École normale supérieure ou Normale sup. ne prend
son sens véritable que par rapport à l'École anormale
inférieure, ou Anormale inf, d'où sont sortis les lauréats
du génocide, du racisme et du totalitarisme. » (Pierre Dac)
jhfabre
2003-11-09 11:28:26 UTC
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"Luc Bentz" <***@wanadoo.fr.invalid> a �crit dans le message de news:***@4ax.com...

Bravo et merci pour cette étude exhaustive sur le "ne" explétif. Je garde...

Jacques

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